Les Aphorismes sur la perception de Christiane Grimm

Au premier coup d’œil, les photographies à images doubles et les séries de Christiane Grimm tendent vers cet art aseptisé, qui marque actuellement les recherches de nombreux artistes. Cette impression est nourrie d’une part par l’échelle macroscopique des objets représentés dans ses œuvres, et d’autre part par l’aspect immaculé de ses tirages C-print, c’est-à-dire sur papier négatif couleur de grand format. En fait la réalisation technique de ces images est si parfaite que le spectateur se sent spontanément poussé à rapprocher son regard, pour mieux observer la structure de la surface ou le piqué du traitement photographique, comme l’amateur s’émerveille de l’époustouflante précision du détail dans la peinture flamande.

Ce penchant pour des œuvres photographiques immaculées de grand format, qui n’est dans la production artistique contemporaine souvent qu’une fin en soi, doit être plutôt compris, dans les travaux de Christiane Grimm, comme le résultat logique d’une démarche marquée par une curiosité féconde, qui a souvent conduit l’artiste dans un domaine limite entre art et science. Qu’elle ait montré, dans la conception de ses œuvres, un intérêt marqué pour la matérialité des objets et pour leur chromatisme énigmatiquement lié à cette matérialité, cela peut déjà se percevoir dans ses premières recherches photographiques en noir blanc des années 80. La fascination marquée pour la question de l’interdépendance entre matière et couleur ne donne pas seulement l’occasion à l’artiste d’aller au fond des phénomènes physiques et physiologiques indissociablement liés à la perception de l’image, mais elle la pousse encore à explorer son potentiel poétique. En ce sens, on pourrait qualifier les travaux de Christiane Grimm d’Aphorismes sur la perception ou de laboratoire des sens et du logos, qui invite le spectateur à une forme particulière de méditation.

Comme pour les laboratoires, qui exigent des règles strictes d’hygiène, on peut se demander si les travaux de Christiane Grimm, ne font pas partie de ces œuvres d’art conceptuel de grand format qui ont besoin d’un environnement stérile pour pouvoir développer leur effet à l’abri de toute perturbation visuelle et auditive, tel qu’en offrent les espaces d’exposition publics ou semi-publics, les musées et les galeries d’art contemporain. Même si cette question ne peut être résolue de façon définitive, il faut reconnaître que – une fois de plus – l’agitation fébrile d’un vernissage d’exposition n’offre pas le cadre adapté à la contemplation des travaux ici présents ou du moins demande un effort de concentration considérable.

Un engagement intellectuel de la part du spectateur est aussi une condition pour éviter l’écueil d’interpréter ces images comme trop plaisantes ou décoratives, et pour révéler petit à petit la richesse de leur sens dans un dialogue intérieur. L’impact de l’image, agissant comme déclencheur, ou comme moteur, du jeu libre de la pensée, dépend essentiellement de la richesse des expériences et des connaissances de chacun.

Un premier spectateur essaiera de deviner le message que l’artiste cache derrière la représentation d’un gland, d’une pomme ou de trois lingots d’or. Il interpellera ses souvenirs. Ce processus entraînera progressivement d’autres associations ou de véritables chaînes d’association sous forme d’images, paroles, signes ou encore sentiments, lesquels le détourneront subrepticement de l’image. Un deuxième spectateur suivra l’artiste de manière insouciante et entrera dans le courant tumultueux du logos, ponctué par des associations, déductions ou encore spéculations diverses. Un troisième reconnaîtra, dans ces images doubles de pommes, glands, gentianes, pétales de fleurs et lingots d’or, une allusion habile à la réciprocité entre un positif couleur et un négatif couleur, fondée, scientifiquement parlant, sur le phénomène physiologique de contrastes simultanés par complémentarité des couleurs. Les travaux de Christiane Grimm peuvent donc être considérés en plus comme des aphorismes sur l’origine de la couleur, c’est-à-dire sur la capacité de notre cerveau de générer des couleurs à partir du blanc de la lumière, et sont, pour ainsi dire une sorte de métaphore poétique de l’acte créateur de la nature, exemple édifiant pour l’Homme.

Toutes les lectures de ces œuvres sont légitimes et les amènent finalement à fonctionner comme des miroirs de l’univers intérieur de chacun. Inutile de dire que l’image reflétée, résultant de ce processus, dépend fortement de la mobilisation intellectuelle du spectateur au moment même où il découvre l’image. Différents états d’âmes conduisent à de nouveaux enchaînements d’associations et de découvertes et font rebondir l’intérêt du spectateur, là où le charme d’images purement décoratives se serait depuis longtemps émoussé, et le dialogue qu’il a engagé avec les œuvres de Christiane Grimm continue de se développer en un processus fort stimulant d’introspection.

Michael P. Fritz
H
istorien de l’art
Juin 2004

 

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